« L’intelligence artificielle est une bulle : il y a un décalage entre les coûts, très importants, et les revenus potentiels »

L’essayiste Cory Doctorow à New York, le 22 septembre 2022.
L’essayiste Cory Doctorow à New York, le 22 septembre 2022. CRAIG BARRITT / GETTY IMAGES VIA AFP

Né au Canada et résidant à Los Angeles, en Californie, Cory Doctorow est un essayiste, activiste, enseignant et auteur (The Internet Con. How to Seize the Means of Computation, Verso, 2023 ; The Bezzle, Tor Books, 240 pages, non traduits). Il chronique le développement du numérique depuis les débuts d’Internet, sur son site Pluralistic et dans différents médias, comme, en février, dans le Financial Times pour critiquer l’évolution des grandes plates-formes et des réseaux sociauxEn décembre 2023, il a évoqué dans une chronique l’intelligence artificielle (IA) comme une « bulle », une thématique qui, ces derniers mois, suscite un débat croissant dans le secteur. M. Doctorow doute de l’équilibre économique entre les coûts des grands modèles d’IA, comme ceux sur lesquels s’appuient les robots conversationnels ChatGPT, et les revenus des différents cas d’usage.

« Les entretiens de l’IA » du « Monde »

« Le Monde » lance « Les entretiens de l’IA », une série d’entretiens pour éclairer le débat autour de l’intelligence artificielle, de ses perspectives et des questions qu’elle soulève. Nous publierons régulièrement dans cette rubrique nos échanges avec des personnalités aux profils variés : dirigeants des entreprises du secteur, experts des domaines les plus concernés par cette technologie, observateurs, essayistes, chercheurs. Retrouvez tous les entretiens de la série ici.

Pourquoi pensez-vous que l’IA est une « bulle » ?

L’intelligence artificielle est une bulle, car elle en porte tous les signes distinctifs. On voit des entrepreneurs qui ajoutent le mot « IA » à leurs produits pour faire monter leur cours de Bourse, sans pour autant savoir vraiment ce que cette technologie va leur apporter. Cela rappelle l’époque où la blockchain [technologie qui permet d’authentifier des actions, comme des transactions en cryptomonnaies] était en vogue.

On voit aussi beaucoup d’investissements affluer chez les fabricants de modèles d’IA, qui, souvent, perdent de l’argent. La promesse est que ces entreprises convaincront des clients désireux de payer suffisamment pour amortir le prix de revient de ces logiciels, mais elles ont du mal à expliquer comment elles vont faire. Enfin, il y a cette impression que tout le monde semble vouloir parler d’IA, à propos de n’importe quel sujet, parfois sans rapport apparent, comme le changement climatique…

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Pourquoi doutez-vous du modèle économique des grands modèles d’IA ?

Il y a un décalage entre les coûts, très importants, et les revenus potentiels. Beaucoup des applications de l’IA offrant les plus grandes perspectives de revenus sont sensibles à ce que le secteur appelle les « hallucinations », c’est-à-dire les erreurs [comme une réponse factuellement fausse dans un texte]. Or, personne dans l’IA n’a de théorie convaincante sur la façon dont on pourra éliminer ces erreurs.

Quand on parle de ces cas d’usages sensibles (la santé, la conduite autonome de véhicules…), les entreprises de l’IA proposent généralement comme solution d’ajouter un humain dans la boucle, pour vérifier la décision ou le contenu produit par le logiciel. Mais l’intérêt pratique et financier de ces IA est, selon leurs créateurs, qu’elles sont censées agir beaucoup plus rapidement que les humains. Et si on a besoin de gens pour revoir chacune de leurs actions, cela limite la rentabilité et les éventuels gains en productivité.

Si l’on compare à d’autres technologies ayant suscité un engouement excessif, comme le métavers ou les cryptomonnaies, l’IA ne génère-t-elle pas beaucoup plus d’usages ?

Si, il y a de nombreux cas d’usages intéressants. Le site d’archivage du Web Internet Archive a acquis des bases de données d’anciens journaux sur microfiches et utilise l’IA pour identifier et scanner les pages de sommaires, afin de les classifier. L’application pour aveugles Be My Eyes vous décrit les objets vers lesquels vous pointez votre téléphone.

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Quand on analyse les applications des IA, il faut se demander si elles représentent des économies potentielles importantes pour un client, notamment en main-d’œuvre, et si elles tolèrent un certain taux d’erreur… Et l’intersection de ces deux catégories donne un réservoir de cas relativement restreint.

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L’IA ne peut-elle pas améliorer la productivité ?

Si, mais la question est de savoir si elle peut apporter des gains de productivité importants pour des clients qui seront prêts à payer beaucoup pour cela. Le fondateur d’OpenAI, Sam Altman, envisage de lancer un projet de fabrication de microprocesseurs nécessitant plusieurs milliers de milliards de dollars d’investissement [selon le Wall Street Journal]. Sans aller jusque-là, des milliards sont dépensés dans la création de ces modèles et des centaines de milliards de dollars investis dans les centres de données, notamment pour le calcul lié à l’IA. Montrez-moi les centaines de milliards de revenus par an que les clients sont prêts à payer. A ce stade, ils ne se matérialisent pas.

En Europe et en France, start-up et gouvernements jugent nécessaire d’investir dans l’IA pour ne pas se faire dépasser par les Etats-Unis ou la Chine, ont-ils tort ?

Il n’y a rien de mal à investir pour ne pas se faire dépasser dans des domaines importants : la santé publique, l’éducation aux sciences informatiques, l’énergie solaire ou l’électricité. Mais ce n’est pas grave d’être dépassé dans les arnaques en ligne ou les virus informatiques… Et aujourd’hui, je pense que les « AI bros » [les apôtres de l’intelligence artificielle] sont un mélange de gens qui mentent et de gens qui se trompent sur le potentiel de leur technologie.

Les géants comme Google ou Microsoft n’ont-ils pas des moyens d’amortir leurs investissements en la matière ? Ils vendent aux entreprises des modèles d’IA, mais aussi du calcul informatique, ils déploient des IA sur leurs propres services…

Ils ont davantage de moyens de faire de l’argent avec l’IA. Un dicton américain célèbre dit que la meilleure façon de devenir riche pendant la ruée vers l’or était de vendre les pioches et les pelles. C’est une idée assez cynique, car vous savez que la plupart des chercheurs d’or vont finir en squelettes au bord de la route… Bien sûr, si vous touchez en plus une part de l’or récolté par les mineurs, c’est encore mieux.

Mais, dans l’IA, les géants du numérique s’impliquent aussi directement dans la recherche d’or : ils bourrent leurs plates-formes (moteurs de recherche, réseaux sociaux, smartphones…) d’assistants et de fonctionnalités d’IA pourtant pas très utiles ou pas encore assez matures pour être déployées. Cela risque de rendre leurs produits moins attrayants et de leur fait courir un risque réputationnel… C’est une chose d’être un cynique, mais un proverbe dit que le pire, pour un dealeurest de consommer sa propre drogue…

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Les assistants d’IA n’améliorent-ils pas les grandes plates-formes ?

Je trouve plutôt qu’ils participent à rendre les smartphones, les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux pires. Déployer ainsi largement de l’IA peut être un moyen de faire monter le cours de Bourse d’une entreprise, ce qui est bon pour ses actionnaires et ses dirigeants, qui en font partie.

Toutefois, ces derniers temps, nous entrons dans une situation plus compliquée, où les investisseurs en Bourse demandent au secteur des retours sur les énormes investissements faits dans l’IA. C’est ce qui s’était passé avec le métavers. La différence, c’est que les entreprises concernées avaient arrêté d’investir dans ces mondes virtuels, alors qu’avec l’IA elles semblent coincées dans leur engagement à développer cette technologie.

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Aux débuts du Web, il y a aussi eu la « bulle Internet », mais ce krach n’a pas empêché cette technologie de se développer sur le long terme…

En effet, on peut distinguer des bulles productives et des bulles non productives – même si toutes sont mauvaises, car elles transfèrent de l’argent des petits épargnants à des gens très riches. La bulle Internet a été productive. Elle a laissé derrière elle beaucoup de réseaux fibrés de connexion à Internet, beaucoup de gens formés à l’informatique et au code…

A l’inverse, la bulle des cryptomonnaies de ces dernières années a certes formé des gens à la cryptographie et à la cybersécurité, mais elle a surtout laissé du très mauvais art numérique (les NFT) [non-fungible tokens, « jetons non fongibles » en français] et incarné un mauvais exemple de la doctrine économique néolibérale. Une bonne part de l’argent est partie en fumée.

Et l’IA ?

La question est en effet : sera-t-elle une bulle productive ? Cette technologie crée davantage de spécialistes des statistiques et des maths, ce qui est une bonne chose. Elle a permis de trouver des méthodes pour utiliser les processeurs graphiques (ou « GPU ») de façon beaucoup plus efficace. D’ailleurs, peut-être y aura-t-il un jour un surplus de GPU, comme après la bulle Internet, quand on pouvait racheter aux enchères des serveurs de sociétés pour 10 dollars pièce. Ce seront des résidus productifs, réutilisables.

Il restera aussi des modèles d’IA plus petits, comme Llama (de Meta) ou ceux de la plate-forme Hugging Face, qui peuvent fonctionner sur des ordinateurs classiques et sont accessibles librement en open source. Ils suscitent une créativité intéressante, même s’ils risquent aussi d’atteindre un plafond, car ils sont pour la plupart dérivés des grands modèles créés par les fabricants d’IA.

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Il y a aussi une question ouverte sur le rôle que pourrait jouer pour l’IA l’apprentissage fédéré, qui consiste à partager la puissance de calcul entre des milliers d’ordinateurs personnels, comme dans le projet SETI@home d’analyse des données du télescope Hubble. Mais ce n’est qu’une piste de recherche, et cela n’améliorerait pas forcément les retours sur investissement économiques.

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Certains dirigeants du secteur espèrent créer des assistants ou agents qui, grâce à l’IA, pourraient réaliser des tâches complexes, en se connectant au Web, en envoyant un e-mail, en passant un appel, en commandant en ligne… Vous n’y croyez pas ?

Ce n’est pas parce que quelque chose serait génial que cela va forcément se produire. La foi en ce type de développements est fondée sur des éléments non prouvés, comme l’idée que si l’on fait encore grossir les modèles d’IA, ils vont toujours continuer à s’améliorer. Dans sa forme la plus ridicule, il y a l’idée que l’on pourrait atteindre ainsi une intelligence artificielle générale [supérieure aux humains dans la plupart des tâches], comme si en faisant des croisements de chevaux pour les rendre toujours plus rapides, ils allaient finir par se transformer en une locomotive…

On n’a pas de définition claire de l’IA générale, donc, en parler, c’est comme vouloir créer une fée ou un fantôme. Beaucoup des conversations autour de ces sujets proviennent de la communauté soucieuse de la sûreté de l’IA [les chercheurs et les dirigeants inquiets des risques « existentiels » ou « catastrophiques » que l’IA pourrait poser à l’humanité], qui se pose des questions proches de « Que se passerait-il si on créait un Dieu et qu’il nous punissait ? » Si vous cherchez à lever des dizaines de milliards de dollars, faire partie d’un secteur dont la légende dit qu’il va peut-être créer une forme de Dieu, même si ce dernier est dangereux, c’est un bien meilleur pitch pour convaincre les investisseurs que si vous dites construire de simples chatbots, des robots conversationnels…

A l’inverse, les questions sur des risques plus immédiats, soulevées par les chercheurs en éthique de l’IA – selon lesquels cette technologie n’est pas prête à être déployée largement pour servir d’assistant personnel sur des tâches importantes, pour conduire une voiture, pour décider qui embaucher, pour octroyer des aides sociales, pour accorder des libérations conditionnelles… –, réduisent l’intérêt des investisseurs.

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