«Le halal s’est fait le levier économique d’un assaut civilisationnel silencieux» : l’enquête inédite de Florence Bergeaud-Blackler

EXTRAITS EXCLUSIFS - Dans Le Djihad par le marché (Odile Jacob), dont nous publions les bonnes feuilles, l’anthropologue décrypte les mécanismes par lesquels le commerce halal contribue à acclimater nos sociétés aux normes de l’islam fondamentaliste.
Dans les pays à majorité musulmane, l’intérêt pour le marché halal est contemporain de la percée des mouvements islamistes dans le monde musulman, galvanisés par l’instauration de la République islamique des mollahs en Iran, en 1979. Ce sont les mouvements islamistes contestataires qui l’ont d’abord porté. Pour neutraliser l’opposition politique et éviter une confrontation directe avec les islamistes, certains États musulmans autoritaires ont délibérément toléré, voire encouragé, une forme de réislamisation sociale et économique à condition qu’elle reste éloignée du politique. Certains États, comme la Malaisie ou la Turquie, se sont saisis de ces opportunités pour développer leur commerce extérieur. (…)
Le Codex Alimentarius, organisation internationale établie conjointement par la FAO et l’OMS en 1963, vise l’harmonisation des normes alimentaires mondiales pour protéger la santé des consommateurs et garantir l’équité des échanges commerciaux. L’adoption des directives halal par le Codex en 1997 a marqué un tournant décisif dans l’institutionnalisation et l’expansion globale du marché halal. (…)
Les États non musulmans, et notamment l’Europe et les pays d’Australasie, très impliqués dans le marché de la viande et des produits carnés halal, se sont laissé convaincre de la nécessité de fixer les règles du jeu du halal, dans un monde qui connaît, selon les termes prudents et politiquement corrects du Codex, une résurgence de la « conscience islamique », comme on dit dans le commerce international pour évoquer la montée de l’islamisme.
Extension du domaine du halal
La conférence du Koweït a constitué un tournant vers la reprise en main par les pays musulmans d’un halal pour les musulmans, comme l’a confirmé l’année suivante le premier congrès halal des pays du Moyen-Orient de l’OCI. Organisé en 2012 aux Émirats arabes unis, l’événement rassemble des délégués et marchands de trente-sept pays. La recherche d’une norme halal unique est décrétée priorité des membres de l’OCI. Les congressistes se félicitent de la vigueur du marché halal, rappellent l’obligation de tout consommateur musulman de satisfaire ses obligations divines (manger halal), sous la bannière d’une nouvelle devise panislamique : « One halal logo, one halal standard : United We Succeed – Divided We Fail. » Aux côtés de Mohammad Al Qassimi, le conseiller islamique des Émirats, le Turc Ekmeleddin Ihsanoglu, secrétaire général de l’OCI, M. Asad Sajjad, du Halal Development Council du Pakistan, appellent les pays de l’OCI à revendiquer leurs positions de principaux pays producteurs de halal.
Le chef charismatique des Frères voit dans le 1,3 milliard de musulmans « un moyen d’unifier et de réveiller la communauté islamique dans le monde entier ».Les agences de certification et les influenceurs en diaspora, hantés par la présence d’illicite dans la société non musulmane qui les entoure, n’entendent pas laisser la Turquie et les pétromonarchies se payer d’un discours de façade. Ils diffusent dans la presse, sur les réseaux sociaux, en arabe et en anglais, des alertes aux consommateurs des pays musulmans importateurs, diffusant les noms des entreprises exportatrices qui ne respectent pas, selon eux, les règles islamiques. Sans aucune vérification ni compréhension du fonctionnement des dynamiques normatives du marché halal, les grandes agences de presse internationales comme Reuters ou l’AFP relaient mécaniquement ces alertes alimentaires dans toutes les langues du monde musulman, créant une chambre d’écho mondiale.
Le consommateur musulman, soldat d’un djihad économique
Le grand rêve du world halal market est basé sur une représentation démographique qui forme ce que le professeur américain d’origine iranienne Vali Nasr appelle « the third one billion ». Le troisième milliard de la planète, c’est le monde musulman qui s’éveille après la Chine et l’Inde. Cette formule très populaire fait mouche dans les milieux économiques. C’est une belle idée, le monde musulman s’éveille au capitalisme, il sortira ainsi de la violence comme le veut le processus de civilisation, se disent les marchands. Mais comment capter la force économique de ce milliard d’homo islamicus ? (…)
Le chef charismatique des Frères voit dans le 1,3 milliard de musulmans « un moyen d’unifier et de réveiller la communauté islamique dans le monde entier ». « En exerçant leur pouvoir dans une économie mondiale, les consommateurs musulmans pourront forcer les ennemis de l’islam à se rendre compte que nous sommes en vie. » Il y a, selon lui, un triple bénéfice : lutter contre l’impérialisme occidental, éviter la consommation addictive et la soumission « au goût des autres », l’affaiblissement de l’ennemi. (…)
Nommer l’État islamique « islamique » ou qualifier le Hamas d’« islamiste » pourrait être criminalisé. Il s’agirait moins de combattre des biais réels que de redéfinir les limites du discours légitime sur l’islam et de disqualifier toute critique perçue comme hostile.Le buycott est une stratégie de consommation engagée qui, à rebours du simple boycott punitif, cherche à soutenir activement des produits, marques ou entreprises incarnant des valeurs éthiques, politiques ou sociales. Ce geste d’achat devient alors un acte politique, destiné à renforcer des alternatives perçues comme justes ou solidaires. L’exemple de Palestine Cola lancée à Malmö (Suède) par deux frères palestiniens et dont une part des bénéfices est reversée à des ONG palestiniennes s’inscrit dans cette démarche de solidarité. Produite en Cisjordanie (Salfit), la marque connaît une hausse spectaculaire de ses ventes (+ 40 %), portée par le boycott de Coca-Cola, accusé de collusion économique avec Israël.
Cette dynamique soulève un paradoxe : en transformant l’acte militant en geste de consommation, le buycott réactive les logiques mêmes du capitalisme marchand, qu’il prétend critiquer. Palestine Cola devient ainsi un produit « militant », promu comme une alternative morale à une marque américaine, tout en mobilisant les ressorts classiques du marketing et de la concurrence économique. Cette stratégie trouve un écho inattendu dans les rangs de la gauche radicale française : le sénateur communiste Ian Brossat, porte-parole national du PCF, s’est filmé faisant la publicité du Palestine Cola dans une vidéo, incarnant ainsi l’adhésion d’une partie du champ politique à une forme de « capitalisme » au service d’un engagement internationaliste. Le buycott révèle ici son ambivalence : outil de résistance, mais aussi moteur d’une nouvelle consommation politique intégrée au marché.
De l’instrumentalisation du récit à la conquête culturelle
Le rapport Bad Faith Actor, rédigé par le think-tank britannique Policy Exchange en 2025, montre que le Centre for Media Monitoring (CfMM), émanation du Muslim Council of Britain (MCB), peut être qualifié de « média halal ». Il ne s’agit pas d’un média au sens d’un organe de presse ou d’une chaîne d’information, mais d’un instrument visant à façonner l’espace public selon une vision islamique dans le cadre d’une stratégie frériste. Il conteste l’usage de termes comme « islamiste », critique les fictions télévisées qui mettent en scène des terroristes musulmans et propose des chartes à destination des rédactions et des écoles de journalisme. Cette posture de surveillance morale de l’espace médiatique, présentée comme une « lutte contre les discriminations », relève d’une entreprise de contrôle du discours public conforme à une stratégie frériste. Le rapport de Policy Exchange conclut que le CfMM cherche à dissuader ou à intimider les journalistes qui traitent de sujets sensibles liés à l’islamisme, en leur imposant une grille de lecture restrictive.
Le rapport cite les termes mêmes du CfMM - « control of the narrative » - pour démontrer que l’organisme ne vise pas une amélioration éthique des médias, mais plutôt une réécriture militante de la réalité médiatique. Selon le rapport, une définition officielle de l’islamophobie - telle que souhaitée par le CfMM - permettrait à ce dernier de renforcer son emprise sur les rédactions, au détriment de la liberté éditoriale des journalistes. La criminalisation de l’« islamophobie » pourrait conduire à ce qu’un article relatant un attentat islamiste - même rigoureusement documenté et factuel - soit classé comme « biaisé » s’il mentionne la religion de l’assaillant. Nommer l’État islamique « islamique » ou qualifier le Hamas d’« islamiste » pourrait être criminalisé. Il s’agirait moins de combattre des biais réels que de redéfinir les limites du discours légitime sur l’islam et de disqualifier toute critique perçue comme hostile.
La pépinière d’entrepreneurs islamiques se nourrit de l’instrumentalisation de la discrimination selon une rhétorique victimaire bien rodée qui se transforme en stratégie gagnante.La lutte contre l’islamophobie serait érigée en instrument de contrôle discursif. Elle procède par saturation du discours public d’une rhétorique victimaire qui disqualifie préventivement toute analyse critique de l’islam ou de l’islamisme. Cette stratégie d’influence s’appuie sur une double opération : d’une part, la promotion d’une lecture apologétique de l’islam qui en interdit toute approche critique ; d’autre part, la disqualification systématique des analyses académiques par leur réduction à de l’« islamophobie savante ». Cette notion, particulièrement pernicieuse, vise à délégitimer la recherche scientifique en assimilant l’analyse critique à la discrimination.
La « halalisation des comportements »
Le sondage réalisé par l’Ifop pour la chaîne ElmaniyaTV, publié le 7 décembre 2023, dresse un portrait détaillé de la religiosité des Français musulmans et de leur rapport aux normes religieuses, à la science, à la laïcité et à l’espace public. Son intérêt tient notamment à la comparaison systématique avec les adeptes des autres religions et avec l’ensemble de la population française. Il révèle une religiosité fortement affirmée, notamment chez les jeunes, les diplômés de l’enseignement supérieur et les cadres, avec une adhésion majoritaire à une conception « inclusive » de la laïcité. Celle-ci valorise la visibilité de la religion dans la sphère publique et s’écarte nettement du modèle républicain issu de la loi de 1905. Ainsi, 78 % des musulmans considèrent que la laïcité, telle qu’elle est appliquée par les pouvoirs publics, est discriminatoire. Deux tiers d’entre eux estiment même qu’elle contrevient à ses propres principes fondateurs, et demandent donc des accommodements religieux. (…)
L’augmentation des revendications religieuses et l’intolérance à l’égard de certaines pratiques de la part des autres salariés amènent les entreprises à sous-recruter des personnes dont les pratiques pourraient nécessiter des aménagements spécifiques ou susciter des tensions dans les équipes de travail. D’après un autre rapport de l’économiste Marie-Anne Valfort, la possession de diplômes ne compense pas cette situation défavorable, elle augmente même relativement la probabilité de discrimination, invalidant le discours qui présente l’excellence comme un rempart contre les discriminations à l’embauche. Pour les mouvements islamistes, l’entreprise islamique est la solution de choix à ce problème de discrimination qu’ils ont en partie produit. C’est un retour sur investissement. Ces « discriminés », victimes d’« islamophobie » parce qu’ils sont « authentiquement » musulmans et veulent vivre « dans le halal », sont encouragés à fonder des entreprises qui leur permettent de pratiquer intégralement leur religion, dans une activité « halal ». La pépinière d’entrepreneurs islamiques se nourrit de l’instrumentalisation de la discrimination selon une rhétorique victimaire bien rodée qui se transforme en stratégie gagnante.
Comments
Post a Comment