«Un nid d’espions et de transfuges» : sur la rivière Tumen, la Chine prise en tenailles entre Kim Jong-un et Poutine
Sur les routes de la soie, l’ours russe face au dragon chinois
À son extrémité nord-est, la Chine est privée d’accès à la mer par ses encombrants voisins, trahissant les ambiguïtés du partenariat sino-russe
L’Airbus A320 d’Air China plonge dans l’aube crayeuse quand la voix grésillante du pilote réveille la carlingue. « Veuillez baisser les volets des hublots pour l’atterrissage ! » Le biréacteur heurte brutalement le tarmac de Yanji. Aussitôt, les hôtesses houspillent à grands cris les passagers trop curieux levant un coin du voile camouflant ce petit aéroport du nord-est de la Chine. On ne badine pas avec la sécurité nationale dans la « nouvelle ère » du président Xi Jinping. Surtout, aux confins orientaux de l’empire du Milieu, ici campé en chien de faïence face à ses deux frères ennemis séculaires, la Russie de Vladimir Poutine et la Corée du Nord de Kim Jong-un.
Cette petite ville de la province du Jilin, au cœur de l’ancienne Mandchourie a la réputation d’être un nid d’espions et de transfuges, quadrillée par les services de sécurité du régime communiste. Et la porte d’entrée de ce « triangle » frontalier hors norme, l’appendice oriental de l’immense Chine, ici coincée entre ses deux turbulents voisins, la privant d’accès à l’océan Pacifique. « La vallée du fleuve Tumen est la fenêtre de la Chine sur la Russie et la Corée du Nord, mais aussi la plus proche de la mer du Japon. Elle est le miroir des relations fluctuantes entre ces trois puissances voisines » explique Yu Xiao, professeur à l’université de Jilin. Et celles-ci changent au gré des saisons géopolitiques, d’une guerre froide à l’autre.
Aujourd’hui l’heure est à la lune de miel tapageuse entre le Leader suprême et le maître du Kremlin, scellée par l’envoi de milliers de soldats nord-coréens sur le front ukrainien. De quoi crisper la seconde puissance mondiale, spectatrice de cette turbulente alliance dans son dos, qui fait des vagues de l’Asie du Nord-Est jusqu’à la vieille Europe. « Kim et Poutine sont comme des frères, ce n’est pas bon pour la Chine. Je n’aime pas la Russie, il faut rester vigilant. Si nous entrons en guerre avec l’Amérique j’enverrai de l’argent. Si c’est contre la Russie, je m’engage ! » persifle M. Wang*, habitant de Yanji, à la ressemblance troublante avec le président chinois. « Xi est au volant de la Chine », rigole l’homme, chauffeur de son état.
Kim et Poutine sont comme des frères, ce n’est pas bon pour la Chine. Je n’aime pas la Russie, il faut rester vigilant. Si nous entrons en guerre avec l’Amérique j’enverrai de l’argent. Si c’est contre la Russie, je m’engage !
M. Wang, habitant de Yanji
En balcon sur le « royaume ermite », à moins de 200 km de Vladivostok, la « préfecture coréenne autonome de Yanbian » est le point de départ naturel de notre traversée eurasienne à la rencontre des peuples pris en tenailles entre l’Ours russe et le Dragon chinois. Du Pacifique à l’Asie centrale, un périple dans les replis du « partenariat sans limite » conclu entre Xi et Poutine en février 2022, à la veille de l’invasion russe de l’Ukraine. Les habitants de ces immensités, instruits par l’Histoire, savent mieux que personne les secrets de ce rapprochement des empires longtemps ennemis jurés, qui défient aujourd’hui l’Occident et Donald Trump.
Refuge des évadés nord-coréens
Sur les avenues rectilignes de Yanji, les panneaux de signalisation sont griffés d’une double inscription en caractères chinois et hangul, l’alphabet coréen aux traits géométriques, toujours usité par les « chaoxianzu ». Une minorité coréenne de 1,7 million d’habitants surveillés comme le lait sur le feu par Pékin à l’affût de toute tentation « irrédentiste », à quelques kilomètres des barbelés qui barricadent l’entrée du pays le plus fermé du monde, de l’autre côté du fleuve Tumen. Les gargotes proposent bibimbap, kimchi rouge écarlate et ginseng fortifiant.
La Tumen a longtemps été le refuge des évadés du royaume des Kim, traversant le fleuve frontière gelé l’hiver, en quête de liberté et d’un bol de riz à l’heure de la grande famine qui fit des centaines de milliers de morts, dans les années 1990. Et trop souvent vendus à des fermiers misérables en manque d’épouse, ou des KTV, bars karaokés interlopes, qui scintillent de couleurs aguicheuses à la nuit tombée. Une population à la merci des passeurs, des trafiquants d’âmes, comme des policiers chinois.
Mais les cas sont désormais rares depuis que le Maréchal a verrouillé hermétiquement ses frontières en 2020, effrayé par le mystérieux « coronavirus » pullulant chez son voisin, et n’a jamais rouvert pleinement son pays de 23 millions d’habitants reclus depuis. Plus que jamais, l’État paria doté de l’arme nucléaire mérite son cliché de « boîte noire », même aux yeux du « grand frère » chinois.
Une fenêtre sur le « royaume ermite »
Le port de Tumen, accroché dans un ample coude du fleuve témoigne d’une alliance en souffrance, pourtant forgée dans le sang de la guerre de Corée (1950-1953), face à « l’agression américaine » des GI de MacArthur. Le pont d’acier reliant la Chine à la ville de Namyang sur la rive opposée est désespérément vide, comme une carcasse inutile. À l’entrée, les touristes chinois font la queue pour un selfie avec le mystérieux royaume en toile de fond. « Je n’ai aucune envie d’aller là-bas. On est bien mieux en Chine ! Regardez la différence entre les deux rives : en face on se croirait dans les années 1960 » explique Mme Fu*, venue du Shandong.
À la jumelle, on distingue un soldat nord-coréen coiffé d’une large casquette vert olive, montant la garde dans sa guérite, devant un poste-frontière déserté, serti de barbelés. Derrière lui, des immeubles délabrés, quelques masures blanchâtres, puis des champs vides à l’assaut des collines pelées. Une bourgade aux allures de ville fantôme. Ce panorama inerte, réveillé par le passage d’un rare convoi, contraste avec l’activité grouillante d’avant le Covid. « Depuis 2023, la Corée du Nord a rouvert le dédouanement des marchandises, mais pas encore le passage des personnes. Les échanges se redressent peu à peu, mais cela reste bien inférieur à l’avant-Covid » selon Yu. En 2024, la Chine a exporté 600 millions de dollars de biens en moins comparé à 2019 selon les statistiques officielles.
Un froid commercial qui trahit des fritures sur la ligne politique. Avec l’irruption d’un intrus encombrant : Vladimir Poutine. Le président russe a été accueilli en fanfare à Pyongyang l’an dernier, pour la première fois depuis vingt-quatre ans. Quelques mois plus tôt il avait célébré son amitié virile avec le maréchal Kim, sur un cosmodrome en Sibérie sous le regard nerveux de Pékin, pris de court par ce rapprochement entre ses deux partenaires.
Kim a envoyé des troupes en Russie sans consulter Pékin. Cette alliance agace la Chine
Shi Yinhong, professeur émérite à l’Université Renmin, à Pékin
En surface, rien ne filtre, au nom de la solidarité entre « alliés », mais de multiples signes trahissent le froid entre le Politburo et l’héritier de la lignée du mont Paektu. Kim n’a plus rencontré Xi depuis six ans, quand ce dernier le cajolait de peur qu’il ne cède aux avances de Trump dans la foulée du sommet de Singapour. Depuis, il s’est trouvé un nouveau parrain à Moscou, qui protège son programme nucléaire de toute nouvelle sanction au Conseil de sécurité. Et réduit sa dépendance à l’empire du Milieu. « Les États-Unis sont notre adversaire du siècle. Mais la Chine est celui du millénaire », aime-t-on murmurer à Pyongyang, capitale d’un régime autarcique hanté par la chute.
Comme une écharde dans le partenariat sino-russe florissant. « Kim a envoyé des troupes en Russie sans consulter Pékin. Cette alliance agace la Chine », juge Shi Yinhong, chercheur à l’université Renmin de Pékin. Si le régime paria dépend de l’empire du Milieu pour la plupart de ses approvisionnements, les leviers de Pékin sont en réalité limités, de peur de voir s’effondrer cet État tampon qui protège son flanc nord-est face à la Corée du Sud où sont postés 28 500 soldats américains.
Tigre de Sibérie
La taïga s’installe, à mesure que l’on approche de la frontière russe, vers l’est. Un panneau met en garde contre les « tigres de Sibérie et léopards » rôdant dans les forêts avoisinantes. À l’entrée de Hunchun, bourgade frontalière, le parc d’attractions « Vostok », mêlant clochers à bulbe multicolore et poupée russe géante donne le ton. Le commerce sino-russe est en plein boom depuis l’invasion de l’Ukraine, bondissant de 30 % en 2022. Les boutiques vendent des chocolats à l’effigie de Staline, de la vodka aux extraits de tigre, et les babouchkas se pressent à la pharmacie en quête de médicaments chinois. « Depuis le conflit Russie-Ukraine, et les sanctions occidentales, le commerce sino-russe se développe fortement, devenant le principal stimulant économique de la région de la Tumen, frappée par le ralentissement et le vieillissement », explique Yu.
Depuis le conflit Russie-Ukraine et les sanctions occidentales, le commerce sino-russe se développe fortement, devenant le principal stimulant économique de la région de la Tumen
Yu Xiao, professeur à l’Université du Jilin
Un ultime check-point nous sépare du « point triple », l’extrémité orientale de la Chine, où le soleil se lève en premier sur l’empire du Milieu. Comme l’extrémité acérée d’une « griffe du Dragon », coincée entre les forêts touffues de ses voisins. Par la fenêtre de droite, la Corée du Nord défile derrière les barbelés. À gauche, les forêts de bouleaux russes commencent, et parfois le réseau téléphonique chinois décroche. Ici, la grande Chine se rétrécit sur quelques dizaines de mètres de macadam, prise en étau depuis l’ignominieux traité d’Aigun, en 1858, entérinant la poussée asiatique des tsars contre la dynastie Qing exsangue. Un diktat qui cède la rive nord de l’Amour, jusqu’à Vladivostok, privant l’empire millénaire d’un précieux accès à la mer. Un contentieux pudiquement mis en sourdine à l’heure du « partenariat sans limite », mais que les Chinois ruminent toujours.
Au bout de la route, une tour de pierre grise permet d’embrasser l’ampleur des dégâts. Au sommet, un panorama époustouflant dans la lumière du couchant, où se pressent les touristes « patriotiques », brandissant la bannière rouge étoilée comme pour conjurer l’histoire. « J’ai roulé depuis Dalian avec mon drapeau », proclame fièrement l’un. À l’horizon, un pont ferroviaire russo - nord-coréen enjambe la Tumen, narguant le géant chinois et bouchant l’accès à la mer du Japon, dont les reflets bleu marine sont visibles à l’œil nu, dans le lointain. « Voilà ce méchant pont, qui empêche nos bateaux de descendre », fustige M. Jing*, le visage buriné. « Tôt ou tard, nous reprendrons ces territoires jusqu’à Vladivostok », enchaîne le touriste venu du Hebei. À la pointe de l’Eurasie, l’Histoire est affaire de saisons.
*Noms modifiés
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