À Yiwu, capitale du «Made in China», le peu d’inquiétude face à la guerre commerciale de Donald Trump

La ville de Yiwu est la vitrine de l’industrie manufacturière du pays. Dans une échoppe sont exposées des poupées «ventre mou» des usines alentour.
La ville de Yiwu est la vitrine de l’industrie manufacturière du pays. Dans une échoppe sont exposées des poupées «ventre mou» des usines alentour. Véronique de Viguerie pour «Le Figaro Magazine»

REPORTAGE - Au printemps dernier, le président des États-Unis a déclaré une nouvelle guerre commerciale à l’empire du Milieu en fixant à 30% la surtaxe américaine sur les produits chinois. Mais rien ne semble impressionner son homologue Xi Jinping.

Le 31 août 2025 à 11h00

Gardez-vous de vous perdre dans les allées infinies du plus grand marché de gros au monde. L’amusement initial devant les échoppes exiguës débordant de produits familiers cédera vite la place au vertige. Les fêtes de Noël, d’Halloween ou de l’Aïd n’ont pas de saison sous les néons éclairant les 5 millions de mètres carrés du complexe situé à Yiwu, au sud de Shanghaï, dans la province chinoise du Zhejiang. Les objets qui ont tissé nos vies – les équerres d’écoliers, la peluche gagnée un chaud soir d’été dans une foire, les guirlandes ressorties chaque hiver de boîtes en carton pour décorer un sapin artificiel – sont ici démultipliés par milliers dans pas moins de 75.000 stands.

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Engloutis par leur marchandise, les commerçants restent assis chaque jour de 8h30 à 17 heures dans une immobilité morose, l’attention rivée sur les écrans de leurs ordinateurs ou de leurs téléphones sur lesquels ils font défiler des vidéos. Ils se redressent à l’approche d’un potentiel client parmi les centaines de milliers qui s’acheminent chaque année à Yiwu. « Le commerce n’est pas aussi bon qu’avant le Covid, on ne s’en est jamais complètement remis », confie Lou Yipeng, en déclinant poliment la visite de son usine qui produit des tours Eiffel miniatures. « C’est un petit atelier, ce n’est pas une très bonne image pour mon commerce. » Dans cette gigantesque vitrine de l’usine du monde, on commence à entrevoir une réalité bien différente des clichés : celle d’une Chine manufacturière plurielle où coexistent des petites entreprises familiales, où tout se fait encore à la main avec des immenses structures, où des uniformes immaculés assistés de robots travaillent sur les innovations technologiques du futur que l’imagination peine à suivre.

Des casquettes de toutes marques... Véronique de Viguerie pour «Le Figaro Magazine»

D’un coup sec, une commerçante du rayon des couvre-chefs extirpe un sac en plastique où sont empilées des casquettes sombres frappées du slogan « Keep America Great Again ». En les rangeant contre le mur, derrière ses autres prototypes, elle nous prie de ne mentionner ni son nom ni celui de sa boutique. « Depuis l’annonce des tarifs douaniers, plus aucune échoppe ne met en évidence les casquettes Trump », confesse-t-elle en jetant un regard amusé vers les stands voisins, avant d’ajouter que « la plupart les font encore sur commande ». Le président Donald Trump, qui rêve de ramener l’emploi manufacturier sur le sol américain, entendait bien intimider la Chine en imposant au printemps dernier des droits de douane exorbitant sur ses exportations : 145% dans un premier temps, vite ramenés à 30% ces derniers mois. Mais en dehors de signes manifestes d’agacement, la plupart des vendeurs de Yiwu expriment aujourd’hui peu d’inquiétude quant aux tribulations de l’hôte de la Maison-Blanche.

Tout s’exporte

Vêtue d’une robe noire tachetée de fleurs blanches, Yang Cai ajuste le jupon d’une de ses poupées aux boucles blondes et aux yeux bleus piqués d’épais cils noirs. À l’heure de la fermeture, la grossiste trotte sous la pluie torrentielle, pressée de monter dans un bus de ville qui la ramène chez elle. Sa famille habite au rez-de-chaussée d’un bâtiment modeste. Dans les salles grises du premier étage dédié à l’assemblage et à l’empaquetage, les visages des poupées sont séparés de leurs futurs bras et jambes par des emballages transparents qui les protègent de la poussière accrochée aux grilles du ventilateur. « Ces boîtes vont partir cette semaine pour le Moyen-Orient, commente Mme Yang en inspectant les étiquettes collées sur le carton. C’est la région vers laquelle j’exporte le plus. L’année dernière, j’y ai vendu encore plus qu’en Europe ou en Amérique. »

Tout comme elle, nombreux sont les grossistes de Yiwu à avoir vu croître leurs exportations vers les marchés des pays en développement. Cette maison d’une maussade périphérie urbaine est une petite étoile de la constellation de l’économie chinoise tournée vers l’extérieur. Alors même qu’il s’agit du premier marché mondial, la consommation interne ne représente que 40% du PIB national : l’exportation est essentielle à son industrie manufacturière qui, malgré un léger ralentissement cette année, continue de représenter le premier moteur économique du pays.

Une fabrique de bijoux destinés à l’exportation. Véronique de Viguerie pour «Le Figaro Magazine»

Au sommet de la bâtisse, où sèchent des draps blancs agités par le vent, Mme Yang loge, depuis plus de dix ans, un couple d’ouvriers quinquagénaires qui assemble en moyenne pas moins de 600 poupées par jour. « Ils n’ont pas d’horaires fixes, cela dépend du travail qu’il y a à faire. Ils travaillent parfois jusqu’à minuit et se lèvent généralement vers 8 heures, explique la patronne, ravie du travail de ses employés. Ce sont de très bons ouvriers. Quand il y a beaucoup de commandes, ils sont capables de travailler tous les jours durant un mois sans se reposer. » Cet atelier fonctionne dans l’ombre des réglementations sur les conditions de travail mises en place par le gouvernement. En apparence isolé, il révèle une réalité largement répandue dans le pays où le labeur est souvent résumé par l’expression chiku nailao – littéralement « travailler en endurant la douleur ».

La fourmilière de Guangdong

Au XIXe siècle, les puissances occidentales sorties victorieuses des guerres de l’opium imposent à la dynastie chancelante des Qing d’ouvrir le territoire chinois à leur commerce. Qu’il s’agisse du coton tissé à Manchester ou de l’opium cultivé par les colons en Inde britannique, les Européens sont prêts à tout pour pouvoir déverser la surproduction de leurs industries en plein essor sur l’immense marché chinois. Après le protectionnisme de l’époque de Mao, la réforme économique de Deng Xiaoping, qui débute dans les années 1980, va tout changer : la Chine va désormais produire, et l’Occident achètera en masse.

Dans cette boutique on trouve des tours Eiffel et des souvenirs du monde entier. Véronique de Viguerie pour «Le Figaro Magazine»

Dans la Grande Baie, séparée par plus de 1000 kilomètres du Zhejiang, au sud du pays, les tentacules de la mégapole s’étendent et s’entremêlent pour former une jungle urbaine à perte de vue. Parmi les villes qui la composent, Guangzhou, la capitale du Guangdong, est transformée par la réforme économique en une porte d’entrée où les entrepreneurs du monde entier se bousculent. L’un d’entre eux n’est autre que Fabien Pacory, aujourd’hui vice-président de la chambre de commerce et de l’industrie française en Chine. Il arrive en 2004 à Guangzhou. « À cette époque, se rappelle-t-il, la région avait déjà gagné une réputation d’usine du monde, on y trouvait une myriade d’ateliers petits et grands. Pour l’entrepreneur que j’étais, il était formidable de voir être fabriqué si facilement l’objet qu’on avait imaginé et le tenir entre ses mains en une poignée de semaines. » Pour produire ainsi, il faut des bras et, au début des années 2000, les campagnes chinoises en regorgent. Les travailleurs fourmillent alors par vagues successives pour rejoindre les rangs des usines et des chantiers de ces villes en essor.

Alors qu’il fête tout juste ses 20 ans, Xinyong Hu entre en 2000 dans une usine de Shenzhen, au sud du Guangdong, où il assemble des ordinateurs. La jolie Yange Qiu travaille à la table en face de lui. Au bout de plusieurs mois, Xinyong finit par aborder la jeune femme à la fin d’une longue journée de travail. Ils découvrent alors qu’ils sont originaires de deux villages voisins dans la campagne du Henan, à plus de 1000 kilomètres de là, d’où ils sont venus dans l’espoir d’offrir un soutien financier à leurs familles restées au village, comme tant d’autres mingong – nom de ces travailleurs d’origine paysanne. Les deux ouvriers fêtaient l’année dernière leurs 20 ans de mariage et s’échangent, lorsqu’ils parlent, des regards d’adolescents amoureux. Le couple ne vit plus à Shenzhen aujourd’hui, mais dans le complexe de l’usine où ils sont employés, à Enping, au sud-ouest de Guangzhou. Une fois leur journée terminée, Yange et Xinyong rentrent dans leur chambre perchée au dernier étage d’un immeuble dortoir, à quelques pas de leur lieu de travail.

Logement sommaire mis à disposition de ce couple, sur leur lieu de travail. Véronique de Viguerie pour «Le Figaro Magazine»

Le défi des générations futures

« Maintenant que nos parents sont à la retraite, ils peuvent venir nous voir avec les enfants plusieurs fois par an », raconte Xinyong en croquant dans une pêche juteuse que son père a ramenée quelques jours plus tôt de leur jardin dans le Henan. La plupart de leurs collègues doivent se contenter de retrouvailles annuelles, à la date du nouvel an lunaire, période de vacances nationales durant laquelle les mingong rentrent dans leur village pour célébrer la fête en famille et s’apercevoir que leurs enfants ont grandi. « Nous avons eu une vie difficile pour en offrir une meilleure à nos enfants, leur acheter un jour une maison et leur permettre de faire des études pour trouver un bon travail avec un salaire plus élevé, assis dans un bureau plutôt que face à une ligne d’assemblage », espère le couple.

Dans l’usine de la marque française Pylônes, on empaquette les théières qui se retrouveront vendues partout dans le monde. Véronique de Viguerie pour «Le Figaro Magazine»

Aujourd’hui, ils travaillent dans une usine de la marque francaise Pylones, à un rythme moins effréné, et ne regrettent en rien leur ancien emploi à Shenzhen. « Le travail était difficile. Avec les heures supplémentaires, nous faisions des journees de douze heures et sortions ereintes. On travaillait souvent le samedi. En principe, le salaire est double le week-end. Donc, selon la situation, si tu as besoin d’envoyer plus d’argent à la maison, tu en profites. » Le couple attend maintenant d’arriver à l’âge de la retraite. « Nous pourrons voyager dans le pays », souhaite Yange. « Et voir Pékin surtout ! » surenchérit Xinyong. La retraite, cette génération de travailleurs s’en approche. 30% des mingong ont aujourd’hui plus de 50 ans, et s’ils sont nombreux à continuer à travailler au-delà de l’âge légal (63 ans pour les hommes, 58 ans pour les femmes), la question de la relève commence à se poser.

Après la pause déjeuner, c’est sieste générale pour tout le monde. Certains employés apportent leur coussin, leur masque pour les yeux. Véronique de Viguerie pour «Le Figaro Magazine»

« Ce n’est pas facile de recruter des jeunes, la nouvelle génération préfère les petits boulots, conduire des voitures Didi (équivalent chinois d’Uber) ou faire de l’e-commerce. C’est parce qu’ils accordent plus d’importance à la flexibilité. Sauf qu’en usine, ce n’est pas possible. » Jeff Ma, le fondateur d’Ace Headwear, est pragmatique face à cette nouvelle génération que d’autres accusent d’être « moins travailleuse ». Son usine de Baiyun, au nord de Guangzhou, produit 10.000 couvre-chefs par jour et, à 19 ans, Lu Tianyi en est le plus jeune membre. « Ça peut être dangereux si je ne fais pas attention. » Sa voix douce est couverte par le son de la machine de découpe vers laquelle il pousse délicatement le tissu en suivant les contours du patron, façonnant ainsi une visière. Avec un sourire discret, le jeune homme, originaire des campagnes du Henan, hausse les épaules : « La plupart de mes amis ont préféré d’autres emplois plutôt que d’entrer en usine, c’est une question de caractère. »

Pour une poignée de yuans

Sur les réseaux, à l’écart de la vigilance de leurs patrons, la jeune génération manifeste la singularité de son regard sur le travail en usine. Sur TikTok ou Rednote, de jeunes ouvriers, en grande majorité des femmes, racontent le déroulé de leurs journées et échangent avec des pairs à travers le pays. Du haut de ses 21 ans, l’une d’entre elles a généré plus de 2 millions de vues avec une vidéo intitulée Ne rentrez pas dans une usine. Une fleur blanche au-dessus de l’oreille, cette vlogeuse du Jiangsu met en garde les jeunes étudiants tentés par un stage en usine : « Cette décision, vous risquez de la regretter pour le reste de votre vie. » Elle raconte l’histoire de sa cousine. Fraîchement diplômée en informatique, elle se heurte à une réalité bien connue de sa génération : les postes dans ce secteur plafonnent à 5000 yuans par mois (environ 600 euros), un salaire inférieur au travail en usine, et n’offrent ni cantine ni dortoir. Avec ce salaire, impossible de faire face au coût de la vie dans sa ville de Suzhou. Résultat : « Cette année, elle est entrée en usine, énonce la jeune ouvrière d’un ton funèbre. Vous n’avez pas le temps de réfléchir, car on vous presse sans arrêt : votre temps est occupé soit par le travail soit par le sommeil. Pour les quadragénaires, peu importe, mais si l’on est un jeune de la génération 2000, il faut se battre. »

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